Je suis Enseignant-Directeur de classe unique dans une commune où l’altitude et l’accessibilité d’un hameau font que la commune entretient une classe unique en plus de la grosse école primaire et de l’école maternelle. Classe unique qui accueille en général une vingtaine d’élèves. Mais, cette année là, seulement deux départs en 6e et de gros effectifs dans chaque niveau fait que nous étions 23 élèves et un enseignant dans une vingtaine de m².
Pendant les vacances d’été, la municipalité accepte la scolarisation d’un élève à profil particulier présentant des troubles des apprentissages, du comportement et depuis plusieurs années le souffre-douleur de ses camarades de classe. Enfant jamais pris en charge et pour lequel aucun dossier médical n’a été constitué afin qu’il puisse être accompagné ou orienté sur un établissement plus approprié.
Imaginez un garçon de 8 ans dans le corps d’un enfant de 12/13 ans et avec un développement psychoaffectif d’un enfant de 3/4 ans. Tout est sujet à frustration et la moindre frustration entraîne une explosion du ressenti. Dans une classe unique…
Dès les premières heures de classe et la première récréation, deux élèves vont se montrer méprisants, agressifs et harceleurs envers cet enfant… différent.
Rapidement, je programme une réunion de classe pour expliquer la situation à toutes les familles et les mettre au courant des démarches que je mettais immédiatement en place pour que la souffrance scolaire de cet enfant soit prise en compte et que les autres élèves n’en souffrent pas eux-mêmes.
Certes, on allait demander à des enfants d’apprendre à avoir une attitude particulière que beaucoup d’adultes ne sont pas capables de mettre eux-mêmes en place. Mais, c’est une classe unique, la solidarité, l’entraide et le différenciation c’est notre quotidien. Il n’y avait donc pas d’inquiétude à avoir à priori.
Seulement voilà, ces deux enfants et leurs familles respectives n’allaient pas du tout rentrer dans cet esprit-là, et rapidement les relations se sont détériorées. Très vite, le dialogue s’est coupé avec l’une des deux familles résolument décidée à tout mettre en œuvre pour obtenir l’exclusion de l’élève handicapé.
Pour la seconde, famille déjà présente dans l’école depuis trois ans, j’ai multiplié les rendez-vous, les écoutes attentives et bienveillantes pendant la journée scolaire mais aussi en dehors du temps scolaire, en faisant parfois même sauter mon repas, des temps d’APC pour être le plus disponible possible à chaque fois que cette famille venait exprimer son mécontentement et la souffrance qui en résultait.
Mais j’avais beau expliquer que, sans changement de l’attitude de leurs propres enfants, la situation ne pouvait pas s’améliorer… J’avais beau mettre en avant de façon claire les démarches entreprises pour demander un soutien, de l’aide pour l’élève handicapé, la réponse de ces familles était invariablement la même : cet enfant devait être exclu de l’établissement !
Bien évidemment, dès le début, mon inspecteur départemental a été informé de la situation, le RASED mis à contribution. À chaque incident, chaque échange parfois compliqué avec les familles, je prévenais dans les minutes qui suivaient l’inspecteur.
Aux vacances de Toussaint, la situation était explosive et déjà épuisante. Pour ces deux familles et leurs enfants, la chose était entendue (et un SMS m’avait été adressé à ce sujet – transmis tout de suite à mon inspecteur) : « [je n’avais] pas de temps à perdre avec un élève qui n’en vaut pas la peine et [je devais] choisir les élèves avec lesquels [j’allais] travailler ! ». Il est évident qu’à ce stade, toute explication ou négociation était vouée à l’échec !
Mais j’espérais bien parvenir à leur faire entendre raison. Je conseillais toutefois aux deux familles « s’[ils] estimaient que [leur] enfant était en danger dans cette école, de présenter en mairie une demande d’inscription dans l’autre école primaire de la commune, que j’appuierai le cas échéant. [Que] cet élève est dans ma classe et [que] je ne peux le traiter différemment des autres, [que] je mets tout en œuvre pour qu’il soit pris en charge mais qu’il faudra du temps pour que son dossier aboutisse ». Le soir même, l’inspecteur de circonscription me convoquait dans son bureau pour me signifier que « [je] n’avais pas à parler ainsi aux parents ».
Malheureusement, je ne suis pas parfait et au retour de novembre, fatigué (tension à 18,5 alors que je ne dépassais pas d’ordinaire les 11,5) et agacé par une semaine d’âpres échanges avec une famille, j’ai laissé éclater ma colère en disant à l’un des deux élèves, que je venais de prendre sur le fait en train de brutaliser l’élève en difficulté (il lui avait tout simplement écrasé les doigts alors que celui-ci ramassait son stylo), que « j’en [avais] marre de [lui], de [sa] famille et de [leur] plaintes incessantes,… merde ! ». Je n’aurai jamais dû avoir de tels propos, surtout en classe, devant les autres élèves. J’aurai dû resté neutre, bienveillant.
Convoqué à l’inspection de circonscription, il m’a été demandé de m’arrêter et de me reposer et signifié que je serai prochainement convoqué à l’Inspection Académique de Grenoble où je serai reçu par le DRH. J’ai été arrêté 6 semaines consécutives et j’ai repris ma classe à la reprise de janvier.
Nous étions rentrés un lundi. Le mardi dans la journée, c’est le médecin Conseil qui m’appelle et s’étonne que je sois devant mes élèves. Mon congé de maladie de six semaines terminé, j’avais repris mon service ! Le jeudi matin, je laissais donc ma classe à mon remplaçant et me rendait à Grenoble.
Là, le médecin conseille m’expliqua qu’il me fallait prendre encore six semaines de congé de maladie. Que je devais dès mon retour aller consulter mon médecin et lui demander un arrêt de maladie. Que cet arrêt était obligatoire et non négociable et que si mon médecin traitant faisait la moindre difficulté, il fallait que je lui demande de le joindre. Que pour revenir devant les élèves, j’allais devoir faire au moins trois séances d’hypnose et huit séances de psychothérapie pour « apprendre à ne plus m’emporter en classe et accepter la situation sans rien dire ». Je devais donc accepter qu’un élève se fasse maltraiter, brutaliser, insulter tous les jours… sans rien dire !
Confidence du médecin conseil qui, le doigt en direction du plafond, me dit en baissant la voix « vous comprenez, là-haut, on ne vous soutiendra pas ! Vous me faites ces onze séances et vous revenez me voir. Je verrai alors si vous pouvez reprendre votre classe ».
J’ai donc été de nouveau arrêté six semaines et j’ai dû faire ces séances de psychothérapie. Pendant ce temps-là, l’enfant handicapé a continué d’être mal traité et brutalisé. L’atmosphère de la classe était telle, que mon fils, alors âgé de dix ans, avait recommencé à faire pipi au lit.
Une élève de CM2 s’est fait agresser à coup de crayon de couleur par l’un des deux élèves alors qu’elle lui demandait simplement de se taire. Les élèves de CP ont subit l’atmosphère agressive et bruyante de la classe au point que l’un d’entre eux en supporte encore aujourd’hui les effets.
J’ai repris ma classe en mains début mars. Les deux familles, voyant qu’elles n’obtiendraient pas l’exclusion de l’élève handicapé, ont déscolarisé leur enfant le 30 mars. L’inspecteur leur proposa, alors, d’inscrire leur enfant dans… l’autre école de la commune ! Proposition que j’avais faite en octobre et qui m’avait été reprochée par le même inspecteur. Une seule famille a accepté cette proposition, l’autre a maintenu la déscolarisation de son enfant.
Ces deux élèves ayant quitté l’établissement, l’année scolaire s’est achevée sans trop de difficultés avec un élève plus calme et avec lequel, en cas de crise, il était alors possible de discuter.
L’année suivante, cet élève a pu bénéficier d’une prise en charge par une AVS en attendant d’obtenir une place en ITEP. Il aura fallu deux ans pour que cet enfant puisse intégrer un ITEP et poursuivre sa scolarité.
Pour nous, il aura fallu trois ans pour que la classe unique puisse retrouver sa sérénité et une atmosphère propice à l’entraide, au travail et à la bienveillance à laquelle tout élève, quel qu’il soit, est en droit de prétendre. Mais dans l’esprit des élèves qui ont vécu cette situation, cette année reste une douleur.
— Enseignant-Directeur de classe unique